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Un punch d’adieux
© Fonds G.Lecomte
UN PUNCH D’ADIEUX
Une apothéose. - Hommage à M. Livet fils.
Louable empressement
Malgré le sentiment de tristesse qui se dégageait de la réunion tenue hier soir dans les salons de Gault, rue Arsène Leloup, M. Eugène Livet fils, doit être fier des marques de sympathie qui lui ont été données. Plus de deux cent cinquante anciens élèves ou professeurs se pressaient dans la salle, tenant à exprimer à leur directeur les sentiments d’amitié et de respect qui les animaient.
Tous les orateurs ont rendu justice à l’homme dévoué, au travailleur infatigable et modeste, qui a su développer l’instruction professionnelle dans l’établissement fondé par son père. C’était – comme l’a si bien dit M. Riom, le jour de la distribution – l’âme de la maison, toujours en quête de progrès à réaliser et ne se reposant jamais, car il trouvait toujours quelque chose à perfectionner.
Les assistants ont demandé à M. Riom de faire, de concert avec les trois députés de l’arrondissement de Nantes, une dernière démarche auprès de M. Bourgeois, ministre de l’instruction publique, afin de conserver M. Livet à la tête de son établissement, le directeur n’étant pas encore nommé. Quelle que soit la décision du ministre, M. Livet aura eu son apothéose et s’il part, il emportera le souvenir de la soirée d’hier qui pourra atténuer le chagrin de quitter un établissement auquel il avait voué sa vie.
Nous ajouterons que dans l’intérêt même de l’école nationale, il conviendrait d’en laisser la direction à M. Livet, car il a la confiance des parents, et, seul, il peut lutter avantageusement contre la concurrence des écoles cléricales.
Espérons que nos députés feront valoir ces raisons et beaucoup d’autres et que M. Bourgeois se souvenant de l’accueil qu’il a reçu à Nantes, tiendra à donner satisfaction aux Nantais qui réclament le maintien de M. Eugène Livet fils à la tête de l’établissement qu’il dirigeait avec tant d’autorité. Ce préambule nous permet d’analyser rapidement le compte rendu de la soirée d’hier, car il résume l’impression qui s’en dégage.
Disons de suite que l’organisateur de la fête est M. Caroff, professeur de l’Institution qui a été secondé et encouragé par ses collègues.
La fête était présidée par M. Riom, président de l’Association des anciens élèves, ayant à ses côtés MM.Livet père et fils. A la table d’honneur, nous voyons MM.Murié, conseiller d’arrondissement ; Dupont, secrétaire général de la mairie ; Pilard adjoint au maire de Chantenay, Ripoche, trésorier de l’Association ; Bourdin, directeur des chantiers de la Loire ; Bouvais-Flon, industriel ; Texier, Sezeler, Bosdecher, Foucault, Frémont, Tirley, Savenay, anciens élèves ; Doby, professeur ; Deluen, pharmacien ; Eugène Livet petit-fils, etc., etc.
Dans la salle, on voit des délégations d’élèves de la Vendée, de Maine et Loire, du Morbihan et jusqu’à un élève établi à Varsovie, présentement à Nantes.
Sur la table est un bronze représentant un travailleur donnant des conseils à son fils et au-dessus la devise : Souviens-toi ! Ce bronze est offert par les anciens élèves à M. Eugène Livet fils.
Au champagne, M. Riom prend la parole. Il donne d’abord lecture de lettres d’excuses de MM. Henri Paillot, élève en pharmacie ; Félix Dejoie, notaire à Vertou ; Montavy, professeur de gymnastique ; Frétaud, professeur ; Dercelles industriel, etc., etc.
M.Riom, au nom de l’Association, au nom des professeurs, et au nom des élèves encore sur les bancs de l’école, adresse à M. Livet fils l’expression de la sympathie et des regrets de tous de le voir quitter la maison où il a été élevé, qu’il a relevée et faite prospère.
Il éprouve deux sentiments : l’un de joie de voir l’assistance aussi nombreuse ; mais à côté, c’est pour les anciens de la pension, c’est une peine bien grande de vous voir quitter une maison qui passe aux mains de l’État. Devant M. Livet père, on peut dire ce que l’on pense. C’est Eugène Livet fils qui, grâce à son esprit d’ordre et de direction, a pu relever l’établissement et faire des élèves qui se sont répandus aux quatre coins de France et qui répètent le nom de Livet avec amitié et respect.
M.Riom ajoute que les regrets sont d’autant plus grands que l’on pouvait espérer que M. Eugène Livet resterait à la tête de l’établissement. En effet lors de la distribution des prix, le représentant du gouvernement disait qu’on ne verrait pas de figures nouvelles à la rentrée. Nous espérons conserver M. Eugène Livet. Mais quelqu’actives qu’aient été nos démarches, nous n’avons pas réussi, l’État en ayant décidé autrement.
M.Riom rend compte des démarches qu’il a faites et qui n’ont pas abouti ; il parle des succès de l’école, de cette pépinière d’où sont sortis plus de 5 000 élèves dont la plupart font la renommée de l’établissement. Il reste un faible espoir : le directeur n’est pas nommé et dans un mois, il paraît difficile d’organiser une maison aussi considérable. Si en présence de ces difficultés, le ministre laisse M. Livet à la tête de l’Ecole, nous en serons très heureux.
M.Riom insiste sur la valeur de l’École et il cite ce passage d’un ouvrage qui vient de paraître, et qui a été soumis au congrès pour l’avancement des sciences : « C’est le seul établissement primaire laïque privé, avec un pensionnat qui existe à Nantes ; c’est de beaucoup le plus important de la région et l’un des plus remarquables de France. » Et dans le rapport de M. le Docteur Hervouët, sur le Mouvement scientifique, on lit ce passage : « Qu’on nous permette, à propos de l’Institution Livet, une courte anecdote : peu après le Congrès pour l’avancement des sciences, tenu à Nantes en 1875, nous nous trouvions à Paris dans un milieu intellectuel. Un savant distingué nous dit : « Savez-vous ce qui nous a le plus intéressé à Nantes, quand nous sommes allés au Congrès ? C’est l’Institution Livet. Rien ne peut faire plus d’honneur à une grande ville que l’oeuvre étonnante de Livet. »
Ce qui était vrai en 1875, ne l’est pas moins en 1893. Ce qui est étonnant, c’est de voir qu’après avoir rendu tant de service, M. Livet est obligé d’abandonner son œuvre.
Il ne veut pas s’étendre sur les regrets qu’inspire le départ de M. Livet et il lui remet le bronze que lui offrent les anciens élèves et qui a pour devise : Souviens-toi !
Oui, dit-il, souvenez-vous ! Vous avez des amis qui se souviendront et si vous nous revenez, nous vous recevrons avec l’affection et la sympathie que vous méritez.
Ce discours est fort applaudi.
* * *
M. Eugène Livet fils prend la parole :
Un poète latin a dit : « Tant qu’on est heureux on a beaucoup d’amis ; quand le malheur arrive, on nous abandonne. » Vous donnez à la parole du poète le plus éclatant démenti. Vous étiez nombreux dans cette salle pour fêter les jours heureux, vous êtes nombreux pour fêter celui que le malheur frappe en plein cœur.
Je ne saurais traduire cette douleur, mais mon cœur déborde en présence de ces témoignages de sympathie. Aux consolations morales, vous en ajoutez une plus matérielle, celle de l’amitié.
Souviens-toi ! Je me souviendrai.- Je n’oublierai pas, car je ne puis oublier.- Je conserverai un souvenir précieux et mes enfants en seront plus fiers que des parchemins.
Merci à vous tous, professeurs et élèves et pères de famille, car notre union n’a pas cessé dans la longue période que nous avons traversée ensemble.
Ce sera le souvenir d’un beau jour sans nuage et trop rapidement passé.
Cette courte allocution a vivement impressionné les assistants.
M. Doby au nom des professeurs, a tenu a protesté de l’amitié et du respect que tous ses collègues avaient pour M. Eugène Livet. Ils n’oublieront jamais sa direction douce et paternelle et surtout son exemple qui les entraînait.
Ils savent tous, car ils l’ont vu à l’œuvre, quel travailleur infatigable il était, se dévouant toujours pour apporter du bien-être à ses collaborateurs et à ses élèves.
Quelle que soit la situation de tous, ils n’oublieront jamais les années passées à l’Institution. Il dit à M. Livet adieu, ou plutôt au revoir, car le voir rappelé à la direction est le plus grand vœu de tous ses collaborateurs. M. Marchand adresse à son tour des paroles de regrets au sujet du départ de M. Livet. La ville de Nantes perd en lui le modèle le plus accompli du dévouement et de la générosité. Il l’a vu à l’œuvre pendant de longues années et si, lui-même, il a franchi le fossé qui le séparait de l’indépendance, il le doit aux encouragements de M. Livet fils et il lui en conservera une reconnaissance éternelle.
Il ne peut que féliciter la ville qui recevra M. Livet fils, ce sera une bonne fortune pour elle. Le Barreau de Nantes respecte et aime M. Livet, et il lui dit au revoir.
Un élève prononce le discours suivant :
Monsieur et cher Directeur,
Il y a un mois, nous apprenions avec douleur et stupéfaction que M. Le Ministre avait décidé que la nouvelle École Livet exigeait un directeur nouveau. Nous avions cependant toujours l’espoir dans l’avenir, car nous pensions que l’État serait reconnaissant des services que vous aviez rendus à l’enseignement et nous étions persuadés que nul autre ne pourrait mieux que vous diriger l’établissement que votre père a fondé et que vous avez si brillamment dirigé pendant vingt-cinq années qui ont été pour vous vingt-cinq années de peine et de labeur.
Mais maintenant, nous n’avons presque plus rien à espérer : aussi nous avons voulu vous voir une fois de plus parmi nous, et je viens au nom des élèves actuels de l’Institution, vous remercier du fond du cœur des soins dont vous nous avez comblés, des conseils que vous nous avez prodigués ; nous n’oublierons jamais que vous nous aurez faits ce que nous serons en nous donnant vous-même l’exemple du travail, en nous guidant dans le chemin de l’honneur et du devoir. Nous partageons aujourd’hui votre douleur et nous garderons une large place dans notre cœur à celui qui a été pour nous un père, qui a voué sa vie, toute d’abnégation et de dévouement, à l’éducation et au bonheur des enfants.
Merci donc, cher Directeur, soyez assuré que nous n’oublierons jamais la maison où ont passé plusieurs générations, où ont régné entre tous les élèves, la solidarité et la concorde et où nous avons commencé à apprendre ce que c’était la société. Ce sera pour vous, cher Directeur, une bien douce consolation de savoir que vos élèves ne vous oublient pas et que ceux qui, occupant toutes les situations, sont dispersés dans toutes les directions, portent aux quatre coins du globe le nom béni et vénéré de leur ancien maître.
Un élève des Arts et Métiers, promotion de 1897, apporte ses sentiments de regret pour le départ de M. Livet.
M. Livet père s’exprime ainsi :
Messieurs, mes chers amis,
Il m’a été donné de goûter un des plus grands bonheurs qu’un homme puisse éprouver, lorsque, il y a quatre ans, dans un élan de bien vive amitié, vous m’avez offert mon buste en bronze comme témoignage de votre bon souvenir.
Ce bonheur était sans mélange. J’étais tout entier au bonheur que vous me procuriez.
Aujourd’hui, vous voilà encore réunis pour offrir aussi à mon fils, un souvenir qui lui rappelle votre amitié, votre estime, votre reconnaissance ; mais que les temps ont changé ! Le bonheur que je devrais goûter est empoisonné par le chagrin que lui cause, que nous cause à tous la mesure que l’on prend à son égard.
Après de longues années, je suis parvenu, au prix d’un incessant travail, à édifier l’ Établissement où vous avez été élevés, où il l’a été lui-même. Lorsque la fatigue commençait à épuiser mes forces, en fils dévoué, il s’est mis résolument au travail afin de continuer l’œuvre que j’avais commencée. Par piété filiale, il abandonnait les chances de brillant avenir que lui méritaient ses belles qualités.
Vous savez quel essor il a su donner aux études et avec quel éclat l’Institution n’a cessé de briller jusqu’à son dernier jour. Vous n’oublierez jamais avec quel dévouement, avec quelle complaisance, il se mettait au service de tous, n’oubliant jamais personne que lui-même.
Tous, vous l’avez vu à l’œuvre ; lorsque vos vœux semblaient comblés par la vente de l’Institution, vous vous réjouissiez de la voir prospérer plus encore avec l’appui du Gouvernement ; c’est dans ce moment où l’espoir était dans le cœur de tous que nous apprenons avec un douloureux étonnement que le Gouvernement ne juge pas à propos de lui confier la direction de l ’école qu’il a dirigée pendant de longues années avec un talent, un dévouement que tous reconnaissent.
De quelle douleur il est atteint, vous le savez tous, vous qui êtes réunis ce soir pour lui témoigner nos regrets, vous tous, chers absents mais présents de cœur, qui lui envoyez de loin, de bien loin, ces témoignages si sympathiques qui lui prouvent votre amitié. Que de larmes ont baigné les yeux des nombreux parents accourus pour le remercier et lui faire leurs pénibles adieux.
Ceux qui le voient depuis la nouvelle fatale, peuvent constater son chagrin de vous quitter, son désespoir de ne plus vivre dans les lieux qui l’ont abrité depuis sa naissance jusqu’à ce jour, où sa vue se reposait avec tant de délice sur ces jeunes élèves dont il suivait les travaux et les jeux. Il trouvait sa récompense dans l’espoir de les voir réussir et arriver au but qu’il savait leur indiquer avec tant de discernement.
Ses adieux si touchants vous l’ont dit, mes chers amis ; il ne vous oubliera jamais, si dans chacun de vos cœurs, il y a un sentiment d’amitié, vous occuperez tous dans le sien, une place qu’il vous conservera toujours, vous serez toujours pour nous deux, l’objet de notre plus vive affection et de notre éternel souvenir.
M. Dupont est chargé par M. Le maire de s’associer aux sentiments de regrets exprimés. Personnellement, il apporte à M. Livet ses sentiments de profonde sympathie.
M. Murié remercie de l’invitation qui lui a été adressée et qui lui permet d’apporter, au nom du 6è canton, ses sentiments de regrets pour le départ de cet homme dévoué qu’on appelle M. Livet.
M. Pilard excuse M. Sevestre et, au nom de la commune de Chantefable, il parle dans le même sens que M. Murié.
M.F. Bougniard, du Phare, apporte les excuses de M.Schwob, qui ne peut assister à cette fête de famille. Il exprime les regrets que cause à tous le départ de M. Livet fils. Mais, comme l’a dit M. Riom, il reste un espoir, bien faible, il est vrai, mais il faut agir. Il faut faire savoir à M. Le ministre, le désirs des Nantais qui connaissent bien le dévouement et les capacités de M. Livet ; il faut lui montrer les dangers d’un changement trop rapide de direction, et il faut espérer que M. Bourgeois nous donnera satisfaction à tous en conservant la direction à M. Livet.
Cette proposition est appuyée et il est décidé que M. Riom demandera le concours des députés de l’arrondissement de Nantes et qu’ensemble, ils tenteront une dernière démarche près de M. Bourgeois.
M. Livet fils tient à remercier les délégations qui sont venues de loin, et c’est la fin des discours. Chacun va serrer la main de M. Livet fils qui est très ému de cette marque très profonde de sympathie.
Un père de famille nous adresse l’allocution suivante, que l’émotion l’a empêché de prononcer à la soirée d’hier :
Sans crainte d’être désapprouvé, je crois aller au-devant de la pensée des nombreux parents, qui comme moi, ont eu l’heureuse idée de confier leurs enfants à votre Institution, pour être leur interprète, afin de venir vous remercier de la bonne instruction et de la belle éducation qu’ils ont reçues de vous, et surtout de la façon paternelle avec laquelle vous les avez traités. Croyez que nous vous en sommes reconnaissants, et que nous en garderons pieusement le souvenir ; aussi votre départ nous cause-t-il un profond chagrin.
Et vous, chers camarades, dites avec moi, à Messieurs Livet, que nous ne nous éloignerons jamais de la ligne de conduite qu’ils nous ont tracée, pas plus que nous n’oublierons la devise du drapeau de notre chère Institution. La chose sera facile, du reste, puisque les trois mots de cette belle devise sont contenus dans un seul et même nom, qui nous est cher à tous et restera gravé dans nos cœurs.
Ce nom, vous l’avez deviné, c’est celui de nos anciens maîtres bien aimés.
Espérons donc que le ministre de l’Instruction publique ne privera pas la ville de Nantes du concours d’un homme si dévoué et si estimé.
Le Petit Phare. Dimanche 4 Septembre 1898.