- Accueil
- Galerie de photos
- Repères chronologiques
- Eugène Livet
- Inventaire Crypte
- Architecture et Parc
- 1910-2010
- Archives et Patrimoine technologique et scientifique
» Voir les dernières insertions
» Faire une recherche
» Plan du site
Comment j’ai essayé de faire
Des idées à la pratique
Une manière d’essayer
Extrait
"Si par la culture de l’esprit, vous préparez l’élève à la vie intellectuelle et aux professions où l’esprit a le plus de part, par la culture des facultés manuelles, vous le préparez à toutes les professions qui ont pour but la transformation et l’usage de la matière. En pratiquant dès le jeune âge cette double culture, on s’assurera promptement quelle sera celle pour laquelle l’élève aura le plus de goût et d’aptitude ; on ne s’exposera pas à une déception souvent sans remède. De là, nécessité d’introduire le travail manuel dans l’enseignement.
Usant du crédit comme toujours, j’installai deux étaux ; je me demandais avec inquiétude ce qu’ils allaient devenir. Ils sont devenus cent vingt et seraient devenus deux cent cinquante si j’avais eu la place et l’argent nécessaires pour satisfaire aux besoins et réaliser mes idées.
Après avoir commencé par des exercices très élémentaires, nous arrivâmes à construire des machines à vapeur et à travailler pour divers chantiers de la ville. Le Ministre de la marine nous autorisa à travailler pour l’usine d’Indret ; nous avions une clientèle, mais nous ne gagnions guère d’argent, naturellement. Aux expositions industrielles, nous avions toujours des diplômes d’honneur : à Angers, Paris, Londres, la Nouvelle-Orléans. En 1889, nous avons deux médailles d’or à l’Exposition universelle de Paris, la plus haute récompense accordée à des particuliers ; à Nantes, nous obtînmes un diplôme d’honneur hors concours ; mais comme il fallait combattre le mauvais vouloir ! J’eus toujours à souffrir de la jalousie de mon sujet : j’étais seul et sans appui. On accordait à ceux qui me copiaient les mêmes récompenses que celles que j’avais méritées par une longue vie de labeur et de sacrifices. Il faut bien, me disait-on, encourager les nouveaux-venus, les étrangers ! C’est bien ; mais, tout en récompensant leurs efforts, il me semble qu’on aurait pu me laisser le profit de la supériorité de mon établissement, qui était reconnu au-dessus des autres établissements similaires.
En 1895, les élèves, encouragés par leur succès, conçurent l’idée d’établir par eux-mêmes, comme ils l’avaient fait pour leur machine à vapeur, l’éclairage électrique dans l’établissement. Sous la direction de l’un d’eux et l’œil du maître, ils menèrent à bonne fin leur entreprise. Le travail achevé, ils invitèrent des ingénieurs, des amis de l’institution, des anciens élèves. Le triomphe fut complet. On prodigua les éloges ; on distribua des récompenses pour perpétuer le souvenir de cet évènement. Une nouvelle gloire était acquise.
Ces encouragements firent naître le désir d’une autre entreprise.
L’occasion se présenta et fut saisie avec empressement.
Après une revue des pompes de la ville, il nous vint à l’idée, à mon fils et à moi, d’habituer nos élèves au fonctionnement des pompes à incendie. Nous pensions que la plupart des pensionnaires, habitant la campagne, deviendraient des élus municipaux, pourraient rendre de grands services en établissant un service de pompes dans leurs communes. Nous leur fîmes part de cette idée, qu’ils accueillir avec enthousiasme. Ils se réjouissaient de faire eux-mêmes la pompe d’apprentissage de leur nouvelle occupation. Nous en parlons au commandant de pompiers, qui goûta cette idée avec empressement.
Mais il fallait l’approbation de l’Administration. Nous nous adressâmes à l’adjoint chargé de ce service ; il nous objecta que la chose n’était pas possible : les établissements publics de la ville ne faisaient point cet exercice, on ne pouvait y autoriser un établissement privé."
Régiment de sapeurs-pompiers vers 1900
Pour avoir des indications détaillées sur les modèles de pompes à incendies à vapeur en usage à cette époque, on consultera avec profit le site suivant :
Uniforme de sapeur-pompier
© Photo C.B
En France, l’initiative privée est toujours sacrifiée à l’Administration, qui s’oppose à toute innovation dont elle n’a pas eu l’idée la première.
Heureusement que mon innovation d’enseignement technique avait échappé à son pouvoir.
M. Leloup, ancien directeur de L’École professionnelle et, depuis, Maire de Nantes, me traitait d’imbécile pour avoir installé chez moi cet enseignement, qui était impossible dans les écoles, déclara-t-il dans une enquête signalée sur les registres du ministère de l’instruction publique.
(Voir ce registre, qui m’a été adressé par M. Gréard et dont j’ai fait l’hommage à la bibliothèque du Cercle pédagogique des instituteurs et institutrices de la Loire-Inférieure, Bourse du Travail, rue des Flandres, Nantes.)
Le Ministre de la marine décréta que les élèves de l’Institution, comme ceux des Écoles des arts et métiers, pourraient entrer dans la flotte, comme élèves-mécaniciens, sur la présentation du Directeur de l’Institution. Encore une fois la jalousie se manifesta ; d’autres établissements demandèrent à jouir de la même faveur. On établit des concours ; mais nos élèves réussissaient si bien quand même, devenaient si nombreux, qu’un élève « écrivait à sa mère : « il en pleut des Livet, à Toulon. » Le même résultat était obtenu pour l’entrée à l’École des Arts, à Angers, où nous avons eu jusqu’à 21 élèves admis sur 100 élèves reçus dans trente-trois départements, c’est-à-dire plus du cinquième de la promotion.
Le travail du bois n’était pas aussi suivi : quelque bon menuisier que l’on soit, on est toujours ouvrier, tandis que, connaissant le travail du fer, on se dit facilement ingénieur. L’atelier du bois n’était fréquenté que par les élèves qui y trouvaient un exercice d’adresse et d’utilité domestique.
J’essayai aussi d’installer un atelier d’horlogerie : j’y réussis assez bien ; nous arrivâmes à faire des montres, mais il ne m’était pas facile de me procurer des professeurs, que je ne pouvais pas payer assez largement.
J’abandonnai ce projet ; il en fut de même du projet d’établissement d’une fonderie. Le modelage sur terre réussit mieux ; il est au dessin artistique ce que le travail sur fer et sur bois est au dessin linéaire. De très bons élèves en sont sortis et sont devenus des artistes, dessinateurs, peintres, sculpteurs et d’excellents professeurs.
Le travail manuel, d’ailleurs, n’est pas seulement utile à ceux qui veulent en, faire une profession ; aujourd’hui, tout homme doit être soldat ; ne lui faut-il pas l’adresse des doigts pour démonter et remonter son fusil ? S’il est cavalier, artilleur, n’aura-t-il pas chaque jour l’occasion d’utiliser son adresse ?
Les bicycles, les automobiles, les machines à vapeur deviennent d’un usage général ; ne faut-il pas, à chaque instant, se servir des outils du mécanicien : le marteau, le tournevis, la lime, etc. ? Quel est l’homme, magistrat, professeur, prêtre, employé quelconque, qui ne se sente le besoin, après l’immobilité du travail de bureau, de remuer bras et jambes ? Pourquoi ne satisferait-il pas cette nécessité en travaillant manuellement : mettre des clous, placer des étagères, fabriquer même les petits objets nécessaires, sans avoir recours à chaque instant à un ouvrier qu’il faut payer cher ? Il aura le droit d’exiger que chaque chose soit à sa place dans le ménage, quand il aura lui-même installé une place pour chaque chose. Au lieu d’aller dans un café, un cabaret, respirer un air vicié, il restera dans sa famille, où il prêchera d’exemple l’ordre, l’économie qui maintiennent l’esprit de famille.
La vraie mère de famille n’agit-elle pas elle-même dans la maison ? Que d’argent elle économise par les mille petits travaux qu’elle exécute. L’harmonie dans le ménage s’affermira par cet empressement de chacun à se rendre utile.
L’ouvrier qui n’a pas d’instruction, se contente à peu près de la position où il est né ; il accepte non sans regrets, souvent même avec un peu d’envie, l’espèce d’infériorité où il se trouve ; il continue tranquillement, sans raisonner, ce qu’à faire son père, emploie les mêmes outils, répète les mêmes mouvements sans se demander s’il n’y aurait pas moyen de modifier sa manière de travailler, pour obtenir avec moins de peine un résultat plus prompt et meilleur sous tous les rapports.
L’homme instruit que le goût, ou l’occasion, amène à travailler manuellement, imite d’abord l’ouvrier, puis raisonne, se rend compte des procédés, et bientôt y découvre quelque simplification qu’il indique à son maître improvisé. L’homme cultivé a un grand avantage sur l’ignorant ; s’il n’a pas toujours la même force corporelle, il a le développement de l’esprit, il raisonne, calcule tout ce qu’il fait ; l’autre se contente d’imiter ce qu’il a vu faire : c’est la routine : le père faisant de telle façon, il agit de même ; l’homme instruit essaye de simplifier, il perfectionne, il invente, c’est le progrès.
Eugène Livet, L’Institution Livet et l’Enseignement dans la moitié du XIXe siècle, ( Partie III. Comment j’ai essayé de faire) 1905.
Juin 1877
© Archives lycée Livet
© Archives lycée Livet
© Archives lycée Livet
© Archives lycée Livet
Tous droits réservés